Les pays émergents pèsent de plus en plus lourd

Sous le choc des crises, les relations entre l'Occident et les grands Etats du Sud se rééquilibrentUne nouvelle redistribution des cartes pour la planète

Les crises simultanées qu'affronte la planète sont à la fois les conséquences, les symptômes et les premières concrétisations d'une mutation majeure de l'économie mondiale : l'époque où celle-ci suivait docilement les hauts et les bas de la conjoncture américaine ou européenne, avec un temps de retard, semble révolue. La montée en puissance de pays - Chine, Inde, Brésil, producteurs de pétrole - dotés de leur dynamique propre crée un monde multipolaire dans lequel les interactions entre des phénomènes économiques locaux décalés ajoutent à la complexité. Pour le meilleur et pour le pire.

Certes, l'étincelle qui a mis le feu aux poudres est, encore une fois, venue des Etats-Unis : le banal retournement du cycle immobilier américain a suffi à mettre à bas les pyramides de dettes accumulées dans le système financier international, à ébranler le crédit, la confiance et la croissance. Mais la simultanéité entre d'une part, la crise financière et d'autre part, l'effondrement du dollar ou l'inflation des prix des aliments, de l'énergie et des matières premières est, elle, due à une équation propre aux pays émergents. Leur croissance phénoménale (de 8 % à 11 % par an depuis 2000 pour la Chine, de 4 % à près de 10 % pour l'Inde sur la même période) a fait exploser la demande de produits de base et, donc, leur prix, ainsi que le coût des transports. L'accumulation des recettes d'exportation de produits manufacturés ou de pétrole a permis aux pays en développement d'accumuler des réserves financières, dont la part détenue par les banques centrales dépassait les 2 500 milliards de dollars fin 2007, soit près des deux tiers des réserves mondiales officielles. La diversification des investissements des pays émergents, jusque-là concentrés sur l'achat des bons du Trésor américain, est l'une des causes de la chute du dollar.

Certes, l'émergence de ces nouvelles puissances économiques trouve bien sa racine dans la mondialisation des échanges imposée par les firmes américaines et européennes soucieuses de produire là où les coûts sont les plus bas, pour vendre ensuite sur les marchés des pays riches, de loin les plus profitables. Mais ce fonctionnement, dont les moteurs sont le déficit commercial américain, la force du dollar et les faibles coûts de production de pays transformés en ateliers ou en fermes du monde occidental, se trouve de plus en plus en porte-à-faux avec les besoins d'investissement de ces pays et la soif de prospérité de leurs populations. L'élévation des salaires et du niveau de vie en a fait des marchés en soi, y compris pour leurs propres investisseurs, qui entrent dès lors en concurrence avec ceux des pays occidentaux pour " servir " ces régions du globe en pleine expansion, mais aussi à l'international.

Ce renversement apparaît déjà lorsque les firmes et les banques américaines et européennes doivent céder des parts croissantes de leurs actifs aux " fonds souverains " et aux investisseurs privés venus des pays émergents, ou doivent partager avec eux l'accès aux produits de base ou les marchés, en Afrique et en Amérique latine. Ces relations d'égal à égal ont un côté positif tant qu'il s'agit de sauver des entreprises de la faillite, de valoriser les ressources des pays en voie de développement, ou encore d'importer des biens d'équipement et du savoir-faire venus d'Occident pour réaliser les infrastructures dont ont besoin les pays émergents. Mais ce nouvel équilibre économique trouve aussi sa traduction politique dans l'exigence de ces pays de participer plus activement à la régulation de l'économie mondiale via un pouvoir accru au sein d'institutions comme le Conseil de sécurité de l'ONU, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale.

De plus, il n'y a pas de raison de penser que la croissance des nouveaux acteurs de l'économie mondiale soit moins chaotique que celle de leurs prédécesseurs. Eux aussi, dotés de puissants moyens militaires, voudront défendre la sécurité de leurs approvisionnements énergétiques ou leurs parts de marché sur tous les continents ; leurs firmes et leurs investisseurs chercheront également, de par le monde, les coûts les plus bas et les rendements les plus élevés, parfois au détriment de l'environnement, des droits sociaux et de la stabilité économique des populations locales, au risque de constituer de nouvelles bulles spéculatives. La dépendance énergétique, le défi environnemental, les immenses besoins d'infrastructure ne laissent guère espérer une croissance linéaire et harmonieuse de la Chine et de l'Inde, qui en ferait les moteurs de l'économie mondiale. Lorsque la prochaine crise naîtra de l'effondrement d'une bulle financière à la Bourse de Shanghaï, cela signifiera en revanche que l'économie de la planète aura changé de centre.

Antoine Reverchon

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